Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Amis de Morvarc'h
19 mars 2021

Le forban - Ou le récit d'une nuit de quart difficile par Jean Grouhel

Le forban

Les histoires extravagantes arrivent toujours inopportunément, et de préférence quand on est fatigué et sans défense.

Un jour donc, par une nuit sans lune, grand vent, forte pluie et mer forte, bref :un temps de chien, je me trouvais seul à la barre de Morvarc’h au large du Portugal en route pour Madère.

L’équipage dormait (???) à l’intérieur, chacun cramponné dans sa bannette comme il pouvait. J’avais pris mon quart à 21h00. Depuis, les conditions n’ont fait que s’aggraver : nous avons traversé en diagonale une petite dépression bien tassée, et en sortant par en bas nous avons trouvé une mer croisée confuse, désordonnée, et Morvarc’h, la bave au vent, sautait d’une bosse à l’autre sans se soucier des coups de barre qu’il m’imposait pour garder le cap, au moins approximativement.

A minuit Gwénola est montée sur le pont toute harnachée et réglementaire, pleine de bonne volonté, mais elle était trop légère : elle se serait promenée d’un bout à l’autre, emportée par les rappels de barre (il y a sans doute du poil à gratter sur les aiguillots !). J’ai préféré la renvoyer à l’intérieur.

Quelques heures plus tard je luttais vaillamment contre le sommeil. Le sel dans les yeux, ça pique ! Alors je gardais les yeux fermés, à l’abri des paupières. Toutes les cinq secondes j’ouvrais un œil pour regarder le compas et corriger le cap éventuellement, et le refermais vite, puis, cinq secondes après j’ouvrais l’autre et faisait de même. Et de temps à autre je faisais un tour d’horizon, on ne sait jamais, même si on ne voit pas très loin. Ainsi le temps passait…

Pourtant j’ai sursauté quand je l’ai vu entre deux battements de paupières : il était là, au niveau des haubans à bâbord. Mais le coup de roulis suivant l’a fait disparaître. Une découverte comme ça, ça réveille. J’ai redressé mon dos avachi, j’ai frotté mes yeux pour mieux voir, mais rien: que la mer qui roule, les embruns qui sautent, le pont qui recrache le trop plein d’eau. Aurais-rêvé ?

Mais non ! Le revoilà qui essaie de monter à bord ! Cette fois je le vois bien : il a les deux bras tendus vers le haut, il saisit à pleine mains les haubans et s’efforce de monter. Mais à chaque coup de roulis il replonge dans l’eau et reperd du terrain, puis refait une tentative, avec une lenteur et une force de désespéré. Je ne vois qu’une silhouette toute dégoulinante, je devine une longue barbe trempée, il me paraît très grand, et pourtant je ne vois pas tout.

Dois-je aller l’aider ? J’hésite à lâcher la barre, et puis j’ai un peu peur, il ressemble trop à un forban échappé du « Galipeton », ce bateau que l’on ne croise que dans ce type de temps et qu’il vaut mieux éviter : il a pour équipage des anciens pirates péris en mer en quête du repos éternel et à la recherche de remplaçants pas forcément volontaires.

Oui, j’ai peur, et pourtant je ne puis me résoudre à réveiller l’équipage, je m’efforce de rester discret et sur mes gardes. Le voilà qui remonte, profitant d’une forte vague qui soulève le bateau. Et là je le vois en entier : il est énorme, tout noir avec des mains… et des doigts… avec des ongles pointus, un poignard entre les dents. Il a sûrement un sabre à la ceinture. Que va-t-il faire ? Ses bottes crachent de l’eau à chaque mouvement, mais il ne quitte pas les haubans, et moi je ne quitte pas mon banc.

Le temps n’a plus cours, les secondes ne veulent rien dire, les heures pareillement… Mais les vagues sont insouciantes et continuent leur danse. Où est le réel, où commence l’imaginaire. Je reste suspendu entre les deux. La situation semble figée, et pourtant tout bouge en restant sur place. Comment expliquer ?

Un violent coup de barre dans les côtes me ramène à la dure réalité : le bateau continue sa route en percutant les vagues de toutes ses forces, les embruns continuent de m’arroser, et le forban a disparu. Il n’a pas prononcé un mot, m’a-t-il vu ? Je crois qu’il ne m’a même pas regardé.

Longtemps après, le matin s’est levé, sans soleil, juste une clarté uniforme en noir et blanc. A 9 heure j’ai passé la barre à Gwénola, et après avoir affalé la grand voile je me suis écroulé sur ma couchette. Je ne lui ai surtout pas parlé de ma visite nocturne…

Dans mon demi sommeil j’ai revécu la scène. Avais-je rêvé tout éveillé (il était impossible de dormir sur le banc de quart). Mystère. Ce n’est que plus tard dans la journée, en remontant sur le pont que j’ai eu l’explication : dans les haubans il y a une boite à feu (là où se posent les feux de navigation la nuit) à deux mètres de haut. Dans les coups de roulis cette masse noire monte et descend, parfois très bas. Avec les haubans noirs cela donne une silhouette verticale animée de mouvement. Les yeux fatigués et l’imagination débridée font le reste : c’est le « forban » qui monte et descend avec la vague… Bien sûr, avec la pluie et les embruns tout dégouline et s’entoure d’une atmosphère blafarde inquiétante.

Dans le fond je préfère cette explication plus rassurante, qu’aurais-je fait d’un vrai forban ?... Sans doute une plus belle histoire... ???

Jean Grouhel de Kerguelen

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Les Amis de Morvarc'h
  • Le blog des Amis de Morvarc'h a pour mission de communiquer tout au long de la campagne de financement participatif, afin d'assurer la réparation de Morvarc'h lourdement endommagé suite à la tempête Alex, et de le refaire naviguer pour au moins 50 ans !
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité